Nouveau rebondissement dans l’affaire du cartel des produits d’hygiène. L’on se souvient de l’amende record de près d’un milliard d’euros prononcée contre les principaux fabricants de produits d’hygiène et d’entretien au titre de deux ententes anticoncurrentielles dans leurs relations commerciales avec la grande distribution (Décision ADLC n°14-D-19 du 18 décembre 2014) [1]. Ces entreprises, dont VANIA, avait coordonné leur politique commerciale entre 2003 et 2006 auprès de la grande distribution et leurs hausses de prix.
A la suite de cette décision, Carrefour a assigné Vania pour réparation de ses préjudices du fait selon elle de la participation à l’entente de Vania. Par jugement du 4 novembre 2019 (n°2017013952) du tribunal de commerce de Paris, la société Vania avait été condamnée au paiement de 2 millions d’euros de dommages et intérêts au bénéfice des sociétés Carrefour. La décision du tribunal de commerce retenait que le lien de causalité entre la faute de Vania et le préjudice subi par Carrefour était établi.
Vania a interjeté appel du jugement devant la Cour d’appel de Paris le 3 décembre 2019.
Par un arrêt du 5 janvier 2022 de la Cour d’appel de Paris infirme la décision rendue par le Tribunal de commerce de Paris jugeant que le lien de causalité entre la faute de la société Vania au titre de sa participation à une entente anticoncurrentielle et le préjudice des sociétés Carrefour n’est pas suffisamment établi pour confirmer la première décision. Elle précise que, pour retenir le préjudice, il n’était pas attendu des sociétés Carrefour qu’elles établissent uniquement le manque à gagner sur leurs marges arrière mais également qu’elles rapportent la preuve qu’elles n’avaient pas répercuté ce coût sur la marge avant, à savoir aux consommateurs. Ce qu’elles n’ont pas établi en l’espèce (CA de Paris, Pôle 5, chambre 4, 5 janvier 2022, n° 19/22293)
L’application de la présomption d’un préjudice né d’un comportement anticoncurrentiel établi par une autorité de concurrence permet aux victimes de cette infraction de faciliter l’introduction d’une action en dommages (action dite en « follow-on »).
En rendant sa décision au visa de l’article L 481-7du code de commerce[2] faisant état de cette présomption et en citant la décision de l’Autorité, le tribunal en avait fait l’application. La Cour d’appel écarte la présomption et fait droit aux moyens avancés par la société Vania en retenant que la présomption légale d’un lien de causalité entre une entente et un préjudice subi ne peut pas être prise en compte pour ce litige. En effet, cette présomption n’a intégré les textes internes par transposition de la directive 2014/104[3] qu’à partir de 2017[4].
Or, la pratique a eu lieu préalablement à l’entrée en vigueur de ces textes. Bien que les intimés opposent en réponse que la théorie du passing-on établie en 2005 par la Commission et à l’aune de laquelle la présomption légale fut consacrée, la Cour d’appel ne retient pas son application au cas d’espèce.
A l’appui de leurs prétentions, chacune des parties a fourni un rapport économique. Pour faire constater le préjudice, le rapport produit par le cabinet d’économistes mandaté par les sociétés Carrefour avait appliqué une méthode contrefactuelle. Cette méthode consiste à comparer la situation de la partie lésée durant l’entente à celle en l’absence d’infraction. Les requérantes avaient ainsi rapporté que l’entente avait eu pour effet de limiter les marges arrière qu’elles auraient obtenues si les négociations n’avaient pas été biaisées.
En réponse, Vania avait fourni une analyse critique du rapport de la requérante ainsi qu’une méthode contrefactuelle alternative. Pour conclure à un préjudice né de l’impossibilité pour les distributeurs de pouvoir davantage négocier avec leurs fournisseurs, le tribunal avait également fondé sa décision au regard du rapport « Négociabilité des tarifs et des conditions générales de vente » sur la mise en œuvre de la loi Galland[5].
Ce rapport mettait en évidence que l’application de cette loi avait conduit à un « un déplacement des négociations commerciales entre la grande distribution et ses fournisseurs sur la marge arrière » et dénonçait la rémunération presque exclusive des distributeurs sur la marge arrière et non sur la marge avant.
Alors que le tribunal a jugé que l’ensemble des rapports appliquaient une méthode rigoureuse et en conséquence que le lien de causalité entre l’infraction au droit de la concurrence de Vania et le préjudice invoqué par Carrefour. La Cour d’appel n’a pas retenu cette analyse estimant que le lien de causalité entre l’infraction et le préjudice n’est pas suffisamment établi pour confirmer la première décision.
La Cour précise que, pour retenir le préjudice, il n’était pas attendu des sociétés Carrefour qu’elles établissent uniquement le manque à gagner sur leurs marges arrière mais également qu’elles rapportent la preuve de l’absence de répercussion d’un surcoût aux consommateurs pour compenser le manque à gagner résultant des marges arrières de Carrefour du fait de l’entente entre les fabricants de produits d’hygiène sanctionnée par l’Autorité de la concurrence. Ce qu’elles n’ont pas établi en l’espèce…
Cette décision est intéressante en ce qu’elle vient ici rappeler à qui incombe la charge de la preuve de la répercussion des surcoûts liés à une entente dans le cadre d’action en réparation de dommages concurrentiels (follow on action).
Par Cynthia Picart et Anne Schmitt
[1] Décision n° 14-D-19 du 18 décembre 2014 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des produits d’entretien et des insecticides et dans le secteur des produits d’hygiène et de soins pour le corps
[2] Article L 481-7 du code de commerce : « Il est présumé jusqu’à preuve du contraire qu’une entente cause un préjudice »
[3] Directive 2014/104 du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Unioneuropéenne
[4] Rapport de M.D. HAGELSTEIN, « La négociabilité des tarifs et des conditions générales de vente » remis à C. Lagarde et L. Chatel, Bercy, le 12 février 2008
[5] Loi n° 96-588 du 1 juillet 1996 sur la loyauté et l’équilibre des relations commerciales, dite « Loi Galland »
15/04/22