Après la Cour de justice, la Cour de cassation reconnaît l’existence d’un préjudice né d’un effet ombrelle dans l’affaire du cartel dit des yaourts.
Cass. Com., 7 juin 2023, n° 22-10.545
Pour mémoire, dans une décision n° 15-D-03 du 11 mars 2015, l’Autorité de la concurrence avait sanctionné pour entente illicite plusieurs producteurs laitiers, pour s’être concertés, par échanges d’informations et conclusions d’accords, sur les prix et volumes des produits laitiers frais vendus sous marques de distributeurs (MDD) [1].
Au mois de mars 2017, deux enseignes de distribution alimentaire de grande et moyenne surface (GMS) assignaient donc certains de leurs fournisseurs membres de l’entente devant le Tribunal de commerce de Paris, sollicitant la réparation du préjudice qu’elles estimaient avoir subi du fait des pratiques identifiées par la décision de l’Autorité de la concurrence, qu’elles évaluaient à hauteur de 14,8 millions d’euros.
Dans un jugement rendu le 20 février 2020, le Tribunal de commerce de Paris les déboutaient de l’ensemble de leurs demandes, considérant qu’elles n’établissaient pas à suffisance l’existence d’un lien de causalité entre le cartel et les préjudices allégués.
Sur recours de ces enseignes, qui invoquaient cinq chefs de préjudice [2], la Cour d’appel de Paris, le 24 novembre 2021, infirmait partiellement le jugement et retenait que lesdites enseignes établissaient bien l’existence de trois des préjudices invoqués, à savoir :
La Cour d’appel fixait le préjudice financier de ces enseignes à hauteur de 2 millions d’euros environ pour l’une, et 330 000 euros environ pour l’autre.
Pour reconnaître le préjudice d’ombrelle, la Cour d’appel, comme l’y invitait les deux enseignes, avait procédé selon la méthode de la « double différence », consistant à comparer les variations de prix des produits affectés par l’entente, avec un groupe de produits témoins non affectés par celle-ci.
Pour remettre en cause la reconnaissance du préjudice d’ombrelle admis par la Cour d’appel, les cartellistes reprochaient à cette Cour une erreur dans l’appréciation de cette méthode, considérant que la Cour s’était contredite, en considérant que le choix des produits témoins utilisés par les enseignes pour l’évaluation de leurs préjudices était suffisamment représentatif.
Considérant au contraire que le choix des produits MDD non affectés était suffisamment pertinent pour apprécier l’ampleur du surcoût relevé sur les produits objet de l’entente, la Cour de cassation approuve la solution de la Cour d’appel sur la caractérisation du préjudice d’ombrelle, admettant que les entreprises non-membres de l’entente avaient pu fixer le prix de leurs produits à un niveau de prix plus élevé que ne l’aurait permis les conditions normales d’une concurrence non faussée.
Bien que ce chef de préjudice ait déjà été reconnu par la jurisprudence européenne [3], la Cour de cassation, dans cette affaire, reconnaît pour la première fois en droit interne l’existence d’un préjudice né d’un effet d’ombrelle.
Par Mélanie Ravoisier-Ranson et Cynthia Picart
[1] La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt rendu le 23 mai 2017, confirmait pour l’essentiel les constatations opérées par l’Autorité de la concurrence sur la réalité des pratiques sanctionnées, mais prononçait l’annulation de la décision pour violation des droits de la défense de plusieurs entreprises mises en cause et réduisait considérablement le montant total des sanctions infligées. L’arrêt de la Cour d’appel de Paris avait fait l’objet d’un pourvoi, rejeté par la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 24 juin 2020.
[2] Les requérantes invoquaient en l’espèce cinq chefs de préjudices, à savoir : le surcoût, le préjudice ombrelle, l’effet volume (caractérisé par une réduction de la demande et un profit manqué sur les ventes perdues), la perte de marge liée au report d’une partie de la clientèle vers d’autres enseignes et l’effet préjudiciable du temps (« actualisation »).
[3] Ce préjudice avait déjà été admis par la Cour de justice, dans une décision dite Kone, CJUE, 30 janv. 2014, aff. C- 557/12, §§ 27 à 30, puis s’agissant de l’octroi de subventions par un organisme public, par la décision CJUE, 12 décembre 2019, Otis, C-435/18, § 32.
20/08/23