La Cour d’appel de Paris a rendu, le 14 septembre 2022 (CA Paris, Pôle 5 – Chambre 4, 14 septembre 2022), un arrêt concernant une action civile contre certains des participants au cartel des panneaux de signalisation routière verticale sanctionnés par l’ancien Conseil de la concurrence, à hauteur de 52.712.000 euros par décision du 22 décembre 2010[1].
La Cour d’appel de Paris se prononce ici une nouvelle fois concernant la réparation d’un dommage causé par une pratique anticoncurrentielle[2].
L’instance avait été initiée par la société Nord Signalisation, ayant pourtant pris part au cartel dès 2011, et concomitamment au moment de son placement en liquidation judiciaire.
Le liquidateur judiciaire de la société avait d’abord assigné devant le Tribunal de commerce de Lille les autres participants à la pratique en indemnisation du préjudice subi par cette entreprise du fait de cette entente.
Un recours contre la décision rendue par le Tribunal de commerce de Lille avait été fait devant la Cour d’appel de Douai, laquelle a renvoyé l’affaire devant le Tribunal de commerce de Paris qui a prononcé la péremption de l’instance par jugement en date du 28 novembre 2014. Jugement, plus tard infirmé par un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 30 septembre 2015 qui a finalement renvoyé au fond l’affaire devant le Tribunal de commerce de Paris.
Ce n’est donc qu’en 2020 que le Tribunal de commerce de Paris a finalement déclaré prescrite l’action intentée par le liquidateur de Nord Signalisation et irrecevables ses demandes en réparation du préjudice économique subi. La société et son liquidateur ont fait appel de cette décision. Les intimés ont continué de leur opposer la fin de non-recevoir tirée de la prescription.
En effet, selon les autres auteurs de la pratique, Nord Signalisation aurait eu connaissance de la pratique bien avant que la fin du délai de prescription arrive à son terme, fixé pour les faits en cause à 10 ans en application conjointe de l’ancien article 1270-1 mais aussi du nouvel article 2224 du code civil disposant que le délai de prescription commence à courir « à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».
Les intimés soutenaient que la connaissance par Nord Signalisation des faits permettant d’exercer ce droit était antérieure à la publication de la décision du Conseil en 2010 et résidait dans sa participation à l’entente entre 1997 et 2000. L’entreprise avait donc une connaissance détaillée de la pratique depuis 1997.
Cette affaire n’est pas sans rappeler l’action entreprise par le groupe Doux contre la société Timab, partie au cartel des phosphates pour l’alimentation animale sanctionnée par la Commission européenne[3].
Cette affaire avait permis à la Cour d’appel de Paris de se prononcer sur le point de départ du délai de prescription d’une action en réparation d’une pratique anticoncurrentielle[4]. Elle l’avait arrêté au jour de la publication de la décision sanctionnant les membres du cartel en cause au titre du jour où le titulaire d’un droit à réparation « a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».
La Cour d’appel avait par ailleurs spécifié que la notion de « faits permettant d’exercer un droit » de l’article 2224 du code civil devait s’entendre de « faits permettant d’agir ou de défendre ce droit ». Le recours des cartellistes en cassation contre cette décision a ensuite été rejeté[5].
Dans notre affaire, la Cour d’appel revient sur cette notion et retient au titre du jour où le titulaire d’un droit à réparation a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer un droit à réparation le jour « de la connaissance déterminée concrètement des faits donnant naissance à son intérêt à agir ».
En application à ce principe en matière d’action en réparation, la Cour d’appel se fonde notamment sur l’audition du gérant de la société Nord Signalisation recueillie lors de l’instruction menée par le Conseil, à propos de laquelle elle relève que le gérant avait explicité très précisément le fonctionnement du cartel.
La Cour en déduit que « toutes ces informations obtenues en leur qualité de membre du cartel permettaient aux appelants d’avoir une connaissance suffisamment certaine du caractère illicite de la pratique et du dommage en découlant ».
Malgré les arguments des appelantes selon lesquels le point de départ du délai de prescription devait être fixé à la date de la cessation des pratiques dénoncées et que les pratiques s’étaient renforcées à son égard lorsqu’elle a cessé de prendre part au cartel, la Cour en conclut que l’existence d’un dommage dont Nord Signalisation pouvait demander la réparation s’était révélée au plus tard lorsqu’elle avait quitté l’entente en 2000.
Cette décision concernant le point de départ du délai de prescription pour les actions en réparation d’un dommage causé par une pratique anticoncurrentielle s’écarte de la traditionnelle solution qui fixe comme départ du délai, le jour de la publication de la décision sanctionnant la pratique.
En effet, comme la Cour l’établit ici, « il y a lieu de prendre en considération la spécificité de la faute civile invoquée et le dommage en découlant ».
Aussi, c’est bien le contexte tout particulier de cette affaire qui a commandé au Tribunal puis à la Cour de choisir, comme point de départ du délai de prescription la connaissance, par la société initiatrice de l’instance, du fonctionnement du cartel et du dommage dont elle aurait souffert.
Cette solution est donc exceptionnelle et diffère de celles habituellement retenues pour ce type d’action mais ouvre néanmoins une brèche dans la discussion du point de départ du délai de prescription de l’action en réparation du préjudice concurrentiel.
Par Anne Schmitt et Cynthia Picart
[1] Conseil de la concurrence, Décision 10-D-39 du 22 décembre 2010 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la signalisation routière verticale
[2] Sur ce même thème, voir notre dernier article concernant le recours en dommages et intérêts initié par Carrefour contre Vania
[3] Commission européenne, version non confidentielle de la décision du 20 juillet 2010 relative à une procédure d’application de l’article 101 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne et de l’article 53 de l’accord EEE, Affaire COMP/38866 – Phosphates pour l’alimentation animale
[4] Cour d’appel de Paris, Pôle 5 – chambre 4, 6 février 2019, n° 17/04101
[5] Cour de cassation, chambre commerciale, 31 mars 2021, n°19-14.877
01/02/23