Devoir de vigilance : premières applications illustrées par l’affaire TOTALENERGIES

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Plusieurs associations environnementales, parmi lesquelles les Amis de la Terre France, The National Association of Professional Environmentalists (NAPE) et l’Africa Institute For Energy Governance (AFIEGO), ont assigné la société TotalEnergies SE, dans un premier temps devant le Président du Tribunal judiciaire de Nanterre lequel s’est déclaré incompétent au profit du Président du Tribunal judiciaire de Paris, pour non-respect par cette dernière de ses obligations au titre de son devoir de vigilance (loi n°2017-399 du 27 mars 2017 codifiée aux articles L.225-102-4 et L.225-102-5 du Code de commerce) dans le cadre de ses projets pétroliers Tilenga en Ouganda et Elacop en Tanzanie.

 

Les projets consistent en la création de plusieurs centaines de puits de forage en Ouganda et d’une usine de traitement connectée à un oléoduc entre l’Ouganda et la Tanzanie (jusqu’au port de Tanga) de près de 1450km de long pour l’acheminement des hydrocarbures.

 

Par deux décisions du 28 février 2023, les premières en matière d’application du devoir de vigilance à notre connaissance, le Tribunal judiciaire de Paris a débouté de leurs recours les différentes associations, les déclarant irrecevables en leurs actions.

 

Outre une question procédurale et la compétence du juge des référés sur ce dossier, les décisions sont riches d’enseignement compte tenu de la richesse de leur motivation et précisent les contours du devoir de vigilance et les difficultés de faire appliquer cette loi entrée en vigueur en France en 2017.

 

DEUX DECISIONS RICHES D’ENSEIGNEMENT SUR LE DEVOIR DE VIGILANCE.

 

 

  • Rappel de la loi sur le devoir de vigilance

 

La loi sur le devoir de vigilance, adoptée en France en 2017, a créée de nouvelles obligations visant la transparence dans la chaîne d’approvisionnement aux termes desquelles les entreprises assujetties (article L.225-102-4 du Code de commerce) doivent établir et mettre en œuvre un plan de vigilance relatif à l’activité de la société et de l’ensemble des filiales ou sociétés qu’elles contrôlent pour prévenir les risques d’atteintes par leur activité aux droits humains, à l’environnement, à la santé et à la sécurité des personnes sur l’ensemble de leur chaîne de valeur.

 

La loi instaure une obligation de vigilance à l’égard des sociétés mères avec un périmètre étendu qui inclut non seulement les activités de la société mère, mais également celles de ses filiales et celles de ses sous-traitants et fournisseurs avec lesquels elle entretient une relation commerciale établie.

 

L’élaboration d’un plan de vigilance suppose donc une concertation avec les parties prenantes et les personnes ayant un intérêt à agir peuvent mettre en demeure l’entreprise de satisfaire à ses obligations et, en cas de défaillance, intenter une action en justice dans les 3 mois de la mise en demeure afin de l’y enjoindre, le cas échéant, sous astreinte.

 

La France fait figure de pionnière en la matière en Europe.

 

Toutefois aucun décret d’application n’a à date été publié de sorte que l’effectivité même de l’application de la loi par le juge interroge.

 

  • Précision du rôle du juge des référés en la matière

 

Le juge des référés, en déclarant irrecevables les demandes des associations de protection et de défense à l’encontre de TotalEnergies, à laquelle il était reproché par ces associations un manquement à son devoir de vigilance dans la conduite de projets d’exploration et de construction (insuffisances du plan, de sa mise en œuvre effective ainsi que de sa publication), par les deux décisions rendues le 28 février 2023 dans cette affaire, précisent son rôle et les limites de sa compétence en la matière et confirment le caractère évolutif d’un plan de vigilance.

 

Il ressort des articles L.225-102-4 et L.225-102-5 du Code de commerce que le juge des référés peut enjoindre à l’entreprise de respecter ses obligations légales, à savoir déployer les cinq mesures énumérées et, en cas de dommage imminent ou de trouble manifestement illicite, prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état.

 

Comme le soulignent les décisions, le juge ne peut apprécier les manquements qu’à la date où il statue.

 

Or, dans cette affaire, entre l’assignation initiale et le jour des débats, d’abord, la procédure a surmonté l’obstacle du silence de la loi sur la compétence juridictionnelle, corrigé a posteriori, ensuite, le plan de vigilance de l’entreprise a évolué au fil du temps.

 

Ici, les associations ne reprochaient pas à TotalEnergies une absence de dispositifs mais le caractère insuffisant de ces derniers.

 

Le juge des référés a considéré que les demandes et les griefs des associations à l’audience de décembre 2022 étaient « substantiellement différents » de ceux qu’elles avaient reproché à TotalEnergies dans leur mise en demeure de 2019, point de départ de l’affaire.

 

Dès lors, et les décisions le soulignent, au-delà du simple constat d’un manquement aux obligations légales, qui relève de son office, le juge des référés était appelé à apprécier la teneur même des dispositifs litigieux.

 

A cet égard, sur les pouvoirs du juge des référés en matière de devoir de vigilance, la décision stipule « que les griefs et les manquements reprochés à la société TotalEnergies du chef de son devoir de vigilance, au cas présent, doivent faire l’objet d’un examen en profondeur des éléments de la cause excédant les pouvoirs du juge des référés (…) étant observé qu’aucune illicéité, en l’état, n’est caractérisée avec l’évidence requise en référé ou de manière manifeste ».

 

Enfin, la décision revient longuement sur la difficulté de faire appliquer la loi sur le devoir de vigilance.

 

Le juge explique ainsi que « cette législation assigne des buts monumentaux de protection des droits humains et de l’environnement à certaines catégories d’entreprise précisant à minima les moyens qui doivent être mis en œuvre pour les atteindre. ».

 

Outre que « la loi ne vise directement aucun principe directeur, ni aucune autre norme internationale préétablie, ni ne comporte de nomenclature ou de classification des devoirs de vigilance s’imposant aux entreprises », rappelant ainsi les carences du texte dont les décrets d’application se font toujours attendre.

 

Si ces décisions portent de prime abord un éclairage sur la loi sur le devoir de vigilance et ses actuelles lacunes ne permettant pas aux juges de lui donner sa pleine effectivité, elles ont toutefois le mérite d’inviter dans le cadre de l’adoption de la future directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité – également connue sous le nom de directive CSDD – et sa transposition en droit français de clarifier notamment le rôle du juge et la teneur des obligations dévolues aux entreprises.

 

A suivre.

 

Par Cynthia Picart


30/03/23

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