Par un arrêt du 14 avril 2021, la Cour d’appel de Paris a (CA Paris, pôle 5 – ch. 4, 14 avr. 2021, n° 19/19448) déboute les sociétés du groupe Carrefour de leurs demandes de dommages et intérêts formulées à l’encontre de la société JJSBF en réparation du préjudice né des pratiques anticoncurrentielles sanctionnées par l’Autorité de la concurrence par une décision du 18 décembre 2014.
Cet arrêt est intéressant en ce qu’il constitute une illustration d’une action en réparation indemnitaire d’une victime de pratiques anticoncurrentielles et apporte un éclairage utile sur le bien-fondé d’une telle action et les conditions à réunir afin de la faire prospérer.
La société Johnson & Johnson Santé Beauté France (JJSBF) a eu à répondre devant l’Autorité de la concurrence des agissements de la société Laboratoires Vendôme, mise en cause pour des pratiques ayant cessé le 3 février 2006 et ayant reposé, à titre principal, sur sa participation à des réunions structurées en vue de l’échange d’informations commercialement sensibles dans le secteur de l’hygiène, aux seins de deux cercles distincts réunissant d’une part les directeurs commerciaux d’entreprises actives dans ce secteur (les réunions Team PCP – pour Personal Care Products), et les responsables de vente d’entreprises actives dans ce même secteur (les réunions des Amis).
Par arrêt confirmatif et définitif de la Cour d’appel de Paris rendu sur l’appel de la décision n° 14-D-19 du 18 décembre 2014 de l’Autorité de la concurrence, JJSBF a été déclarée coupable et s’est vue infliger une sanction pécuniaire de 8 130 000 euros pour avoir enfreint les dispositions de l’article 101, paragraphe 1, du TFUE et de l’article L. 420-1 du code de commerce, en participant, entre le 22 janvier 2003 et le 3 février 2006, à une entente unique, complexe et continue sur le marché français de l’approvisionnement en produits d’hygiène, qui visait à maintenir ses marges par une concertation sur les prix des produits d’hygiène pratiqués à l’égard de la grande distribution.
La société JJSBF, qui a choisi de ne pas contester le grief devant l’Autorité de la concurrence, a été tenue responsable, en tant que personne morale mise en cause, des actes de la société Laboratoires Vendôme pour avoir participé, dans le secteur de l’hygiène, entre le 21 septembre 2004 et le 3 février 2006 à l’entente susvisée.
En suite à cette décision de l’Autorité de la Concurrence que les sociétés du groupe Carrefour assignèrent JJSBF le 23 janvier 2017 devant le Tribunal de Commerce de Paris afin d’être indemnisées du préjudice ayant découlé de la participation de la société Laboratoire Vendôme à l’entente anticoncurrentielle.
Le tribunal de commerce de Paris a, par jugement du 23 septembre 2019, fait droit aux demandes des sociétés du groupe Carrefour en condamnant la société JJSBF à leur verser la somme de 8 millions d’euros de dommages et intérêts afin principalement de réparer la perte de marge subie par les sociétés du groupe Carrefour en raison d’un « sur-prix » consécutif à l’entente pendant toute la période des pratiques concernées (2003-2006).
La société JJSBF a cependant fait appel le 18 octobre 2019 de cette décision devant la Cour d’appel de Paris.
Selon la société JJSBF, l’action des sociétés du groupe Carrefour était prescrite. Elle arguait donc à l’irrecevabilité de l’action des sociétés du groupe Carrefour et par conséquent l’annulation du jugement du Tribunal de commerce de Paris.
Au soutien de son argument, elle fait valoir que le point de départ du délai de prescription retenu par le Tribunal de commerce n’aurait pas du être fixé au 18 décembre 2014 (soit à la date du prononcé de la décision de l’Autorité de la concurrence), mais au jour où les sociétés du groupe Carrefour avaient effectivement eu connaissance des pratiques reprochées à la société Laboratoires Vendôme conformément à l’article 2224 du Code civil.
La Cour d’appel rappelle toutefois que s’agissant du point de départ de la prescription, l’article 2224 du code civil dispose que : «Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer».
Or, la notion de «faits permettant d’exercer un droit» s’entend de faits permettant d’agir ou de défendre ce droit.
En matière d’action en responsabilité, comme dans la présente espèce, la prescription ne court qu’à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime, si celle-ci établit qu’elle n’en avait pas eu précédemment connaissance.
Dans ce dernier cas, la prescription ne court qu’à compter de la date à laquelle la victime a su ou aurait dû savoir qu’elle avait été victime de l’infraction et qu’elle en a connu la consistance, l’imputabilité et la durée.
Après avoir rappelé les principes de l’article 2224 du Code civil, la Cour juge donc que les articles de presse ainsi que les auditions menées par les services d’instruction de l’Autorité permettent certes aux sociétés du groupe Carrefour de soupçonner avoir été victimes d’une telle pratique, mais que ces dernières “n’étaient pas dans la situation de pouvoir exercer une action en justice », faute de connaitre « la matérialité des faits », ainsi que « l’identification des entreprises ayant pris part à l’entente ».
Dès lors, ce n’est à compter de la décision de l’Autorité de la concurrence, soit le 18 décembre 2014, qu’a couru le délai de prescription, de sorte que le 23 janvier 2017, date de l’assignation, la prescription n’était pas acquise.
La Cour rejette donc le moyen d’irrecevabilité de la société JJSBF.
A titre subsidiaire, la société JJSBF soutient qu’une condamnation par l’Autorité de la concurrence ne suffit pas à démontrer l’existence d’une faute civile au sens de l’article 1240 du code civil. Selon elle, la non-contestation des griefs devant l’Autorité n’a pas emporté reconnaissance de sa part des pratique reprochées. Ainsi, l’article L.481-7 institué par l’ordonnance du 9 mars 2017 ne serait pas applicable à la première instance.
A ce titre, la Cour rappelle que, les règles instituées par la directive 2014/104 UE du 26 novembre 2014 ne sont applicables qu’aux faits générateurs de responsabilité postérieurs au 11 mars 2017. Il en ressort que la demande d’indemnisation formulée par le distributeur est régie par le droit commun de la responsabilité civile.
des règles applicables à la consistance du préjudice réparable et à la preuve de celui-ci, la Cour rappelle donc que :
— il appartient au demandeur à l’indemnisation de démontrer que le préjudice dont il demande réparation résulte directement de l’entente sanctionnée par l’Autorité de la concurrence dont la Cour a confirmé la décision ;
— il n’y a pas de préjudice si les surcoûts éventuels générés par l’entente sanctionnée ont été répercutés sur les prix des produits ;
— la répercussion des coûts est la pratique commerciale habituelle et normale ;
— le droit de la concurrence et la sanction des pratiques anticoncurrentielles ont d’ailleurs pour finalité principale la protection du consommateur.
En l’espèce, les sociétés du groupe Carrefour échouent à rapporter ces preuves.
Elles ne produisent aucun élément tiré de leur comptabilité permettant à la Cour de vérifier qu’elles n’ont pas réalisé de marge commerciale (marge-avant) en revendant aux consommateurs les produits vendus par la société Laboratoires Vendôme.
A cet égard, la Cour souligne que l’analyse économique de préjudice produite à l’appui des demandes en dommages-intérêts ni aucune autre de ses pièces ne livrent d’éléments vérifiables.
Or, la Cour, en l’état du droit positif applicable compte tenu de la date des faits générateurs de responsabilité invoqués, ne peut passer outre une telle vérification, en raison de l’interdiction en droit interne issue du standard européen de consacrer un enrichissement sans cause par suite de l’éventuel cumul entre les dommages-intérêts alloués et la répercussion sur le consommateur du surcoût généré par la concertation prohibée sur les prix incluant celle sur les marges-arrière.
La Cour infirme le jugement et le réformant, déboute les sociétés du groupe Carrefour de leurs demandes en dommages et intérêts.
Par Cynthia Picart et Laurane Farrugia
10/05/21