Rachat de Grail par Illumina : nouveau rebondissement !

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Nouveau rebondissement dans l’affaire du rachat de Grail par Illumina, la Commission européenne soupçonne un gun jumping, à savoir le non-respect de l’effet suspensif de la décision la Commission par la mise en œuvre anticipée, même partielle, de l’opération d’acquisition avant son autorisation.

 

On se souvient que suite aux annonces de rachat par le géant américain Illumina de la start-up Grail, l’Autorité française de la concurrence avait fait usage du mécanisme de renvoi à la Commission européenne, fondé sur l’article 22 du Règlement n°139/2004 sur les concentrations, permettant le contrôle d’une opération sous les seuils de notification nationaux et européens, dès lors que l’opération est susceptible de porter significativement atteinte à la concurrence.

 

Après le rejet d’un référé suspension devant le Conseil d’Etat, pour obtenir la suspension de la décision de renvoi de l’Autorité de la concurrence, la Commission Européenne acceptait, le 19 avril 2021, la demande de renvoi à l’article 22, et décidait d’ouvrir une procédure d’examen de l’opération de rachat de Grail par Illumina.

 

Le 28 avril 2021, la société Illumina introduisait alors un recours devant le Tribunal de l’Union aux fins d’obtenir notamment l’annulation de la décision de la Commission du 19 avril 2021, ainsi que l’annulation de la décision de renvoi de l’Autorité de la concurrence du 9 mars 2021.

 

Par un arrêt rendu le 13 juillet 2022 (Trib. UE, 13 juillet 2022, T-227/21le Tribunal se prononce, à notre connaissance, pour la première fois, sur l’application du mécanisme de renvoi de l’article 22 du Règlement sur les concentrations à une opération sous les seuils et confirme la décision de la Commission acceptant la requête de renvoi émanant de l’Autorité de la concurrence.

 

Le Tribunal admet, dans son principe, la compétence de la Commission pour examiner cette concentration qui ne présentait pas de dimension européenne et ne relevait pas du champ d’application de la réglementation nationale.

 

Pour tenter d’obtenir l’annulation des décisions des autorités européenne et française de concurrence, les sociétés Grail et Illumina faisaient notamment valoir que lorsqu’un État membre s’est doté d’une législation en matière de contrôle des concentrations, l’État Membre devrait lui-même être compétent pour connaître de l’opération de concentration au regard de sa législation nationale pour pouvoir demander le renvoi de ladite opération à la Commission.

 

Procédant, en premier lieu, par une interprétation littérale de l’article 22 du Règlement sur les concentrations, le Tribunal souligne qu’il ne ressort nullement du libellé de ce texte que, pour que soit permis le renvoi d’une concentration par un État Membre à la Commission, cette opération de rachat de Grail par Illumina relève du champ d’application de la réglementation relative au contrôle des concentrations dudit État Membre, ni que ce dernier dispose d’un tel régime de contrôle (§§ 89-95).

 

Jugeant opportun d’interpréter historiquement le texte, le Tribunal poursuit en soulignant que le mécanisme de renvoi de l’article 22 avait à l’origine été conçu à la demande de certains États Membres qui ne disposaient pas d’un tel régime ou ne s’étaient pas encore doté d’un régime de contrôle des concentrations (§98).

 

Contrairement à ce qu’estimaient les requérantes, pour le Tribunal, cela ne signifie pas que le champ d’application de l’article 22 se limite à cette seule situation (§99). Une interprétation historique du texte confirme donc la compétence de la Commission pour examiner une concentration qui ne présente pas de dimension européenne, ni ne relève du champ d’application de la réglementation nationale (§116).

 

Opérant ensuite une interprétation contextuelle de l’article 22, le Tribunal énonce que le champ d’application du Règlement sur les concentrations dépend, à titre principal, du dépassement des seuils des chiffres d’affaires définissant la dimension européenne et, à titre subsidiaire, des mécanismes de renvoi prévus à l’article 4 § 5 [1], et à l’article 22 de ce Règlement, lesquels complètent lesdits seuils en autorisant l’examen, par la Commission, de certaines concentrations n’ayant pas une dimension européenne.

 

Partant, et compte tenu de la référence expresse à l’article 22 dans le premier paragraphe de l’article 1 du Règlement sur les concentrations définissant le champ d’application du Règlement [2], l’article 22 fait partie des dispositions de ce Règlement qui déterminent la compétence de la Commission en matière de contrôle des concentrations (§§ 123-124).

 

Procédant enfin à une interprétation téléologique du texte, et dans la mesure où les mécanismes de renvoi constituent un instrument « correcteur » visant à remédier aux lacunes dans le contrôle inhérentes à un régime fondé principalement sur des seuils de chiffres d’affaires qui, par nature, n’est pas susceptible de couvrir toutes les opérations méritant un examen au niveau européen, une compétence subsidiaire de la Commission est nécessaire dans une telle situation, pour atteindre l’objectif du Règlement de permettre un contrôle des concentrations susceptibles d’entraver de manière significative une concurrence effective dans le marché intérieur (§§ 141-144).

 

Pour le Tribunal, les États Membres peuvent donc, dès lors que les conditions énoncées à l’article 22 sont réunies, présenter une demande de renvoi sur le fondement de ce texte, indépendamment de la portée de leur réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations (§183).

 

C’est donc à bon droit que la Commission a accepté la demande de renvoi de l’Autorité française de la concurrence.

 

Par un communiqué de presse du 19 juillet 2022, soit quelques jours seulement après l’adoption, par le Tribunal de l’Union de sa décision T-227/21, la Commission européenne annonçait avoir adressé une communication des griefs à Illumina selon laquelle il lui a été notifié qu’elle aurait enfreint l’« obligation de suspension » prévue par l’article 7 du Règlement sur les concentrations en procédant à l’acquisition alors que l’enquête approfondie de la Commission sur l’opération de rachat de Grail par Illumina envisagée était toujours en cours.

 

Pour rappel, la société Illumina risque une amende qui peut atteindre jusqu’à 10% de son chiffre d’affaires mondial (Règlement 139/2004, art. 14, 2. b).

 

Affaire toujours à suivre donc !

 

Par Mélanie Ravoisier-Ranson

 

  1. Règlement sur les concentrations, article 4§5 : «  Dans le cas d’une concentration […] qui n’est pas de dimension communautaire […] et qui est susceptible d’être examinée en vertu du droit national de la concurrence d’au moins trois États membres, les personnes ou entreprises visées […] peuvent, avant toute notification aux autorités compétentes, informer la Commission, au moyen d’un mémoire motivé, que la concentration doit être examinée par elle. […] »
  2. Règlement sur les concentrations, article 1§1 : « Sans préjudice de l’article 4, paragraphe 5, et de l’article 22, le présent Règlement s’applique à toutes les concentrations de dimension communautaire telles qu’elles sont définies au présent article ».

31/08/22

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